le meilleur album rock de tous les temps
Avant d'écouter l'extrait (au casque, s'il vous plait, pour en jouir de façon intense et idoine), permettez-moi de vous faire partager cette excellente critique que j'ai découvert sur le net il y a pas mal de temps :
Envie d’un trip orwellien saupoudré de parodie biblique au vocoder et de
cochonnaille bien-pensante ? Bienvenue dans l’album le plus éprouvant
que les seventies nous aient offert.
Animals est en général le grand oublié de la discographie floydienne (y
compris dans les set-lists récentes du groupe en concert), celui qu’on
ne conseille qu’aux fans hard-core, une sorte d’arrière-salle murée
dans laquelle auraient eu lieu les expérimentations les moins avouables
du processus qui aboutit au triomphe de The Wall. L’histoire n’en
retient en général que le fait que cet album, après un Wish You Were
Here devenu classique mais objectivement inégal, permit à Roger Waters
d’asseoir sa domination créative au sein du groupe en lui fournissant
clé en main sa matière intellectuelle, tout en laissant à David
Gilmour, peut-être pour mieux l’effacer en ces temps où l’on commença à
reconnaître au rock la faculté de penser, la responsabilité de la
concrétisation instrumentale. Car Animals est, de tous les albums du
Floyd, celui qui mérite le mieux le titre de concept-album, aucun des 5
titres qu’il contient n’étant en mesure d’exister en dehors de ce
bestiaire sombre et désespéré.
Résolument tourné vers le rock progressif en pleine explosion punk,
incapable de fournir aux radios quelque chose qui puisse s’apparenter à
un single de la trempe de Money ou Have a cigar, Animals tient à sa
sortie en 1977 du suicide commercial, d’autant que les tensions au sein
du groupe sont déjà bien réelles. La pochette est de celle qui ne
s’oublient pas : une centrale électrique et ses cheminées, une zone
industrielle délabrée, un cochon gonflé à l’hélium... Cette ambiance
paraît sortie de l’esprit d’un artiste, et pourtant tout est réel,
puisqu’il s’agit de la station électrique de Battersea (on l’aperçoit
aussi sur la pochette intérieure du Quadrophenia des Who). L’image est
si marquante que 7 ans plus tard Michael Apted devait en tirer
l’ensemble du visuel de son 1984, adaptation cinématographique du
classique de Georges Orwell. Mais c’est plutôt de La ferme des animaux,
du même Orwell, que Animals s’inspire. Sur une base assez simple, voire
simpliste pour certains, Waters (responsable de la totalité des textes)
laisse libre cours à sa misanthropie sans se regarder le nombril comme
il le fera par la suite. Résumons nous : les porcs dominent le monde
avec toute l’hypocrisie et la cruauté dont ils sont capables, les
moutons sont leurs victimes, et les chiens constituent le bras armé du
pouvoir porcin. Pour mieux fustiger l’humanité et dénoncer la
dégénérescence de la société britannique de l’époque, trois races
animales sont décrites qui, si elles sont très familière de l'homme,
n’en sont pas moins capables de l’effrayer ou l’apitoyer selon qu’elles
obéissent ou non à leur instinct.
Animals repose sur trois compositions massives (Dogs, Pigs et Sheep),
entourées des deux moitiés d’une ballade folk (Pigs on the wing Part I
& II, première et dernière piste de l’album). Dogs, crédité à
Waters et Gilmour et long de plus de 17 minutes, occupe l’ensemble de
la première face du vinyle. A l’origine, ce devait être une composition
de Waters intitulée Got to be crazy. Après que les textes aient été
revus pour s’adapter au concept Animals (modifications si subtiles
qu’au final il n’est pas toujours évident de recoller les morceaux),
Gilmour y a adjoint des harmonies et des parties de guitares parmi les
plus abouties de sa carrière. Richard Wright, bien qu’étant quelque peu
relégué au second plan (et ce sera encore pire sur The Wall), tire son
épingle du jeu grâce à son art de la texture. Au final, on obtient ce
qui est unanimement reconnu comme le meilleur morceau de l’album, une
preuve de plus que le Floyd ne fonctionne jamais aussi bien que lorsque
ses membres parviennent à unir leurs efforts.
Dogs débute sur une partie chantée par Gilmour à la troisième personne
(il s'adresse au jeune chien désireux s'imposer dans la société animale
par l'intrigue et la force), soutenu par des accords de guitare
acoustique plutôt complexes et inhabituels. Suivent une série de solos
harmonisés exceptionnels de maîtrise. Gilmour abandonne un temps sa
Stratocaster au profit d’une Telecaster, guitare au son plus brut et
grinçant, qu’il fait chanter, puis pleurer et enfin rire, avant que
celle-ci ne s’efface pour laisser place au moment le plus angoissant
(et le plus beau) de l’album : sur une grille d’accords incroyablement
poignante, Gilmour chante les vers les plus durs que Roger Waters ait
jamais écrits :
So Have a good drown, as you go down
All alone, dragged down by the stone
(faites vous traduire, moi je peux pas, c’est trop atroce !)
Le chien-yuppie est devenu un pauvre toutou vieillissant et inutile que
les cochons renvoient à l'anonymat et la pauvreté. Suit un long solo de
synthé sur des nappes très planantes, pendant que le mot "stone" est
répété à l’envi, avant de se joindre à de lointains aboiements. On a là
un de ces passages scénarisés dont le Floyd raffole. En réalité, le but
est que l’auditeur ressente la panique, puis la lente agonie du chien
qui se noie, entraîné par une pierre qui symbolise le poids du remords
et la dépression ressentie en prenant conscience de sa condition
d'instrument. Le début de la chanson est alors repris, cette fois
chanté par Roger Waters, qui interprète un chien s'interrogeant sur le
sens de sa vie et conclut par une série d’accusations lancinantes,
comme si la colère accumulée tout au long des passages précédents se
libérait enfin. A l’issue de ce monument, l’auditeur est terrassé. Pigs
et Sheep, bien que très réussis, ne parviendront pas à procurer autant
d’émotions. Conscient de ce problème de rythme, Waters (qui signe seul
ces deux compositions) y palliera en laissant plus que jamais la
guitare et les arrangements inventifs de Gilmour occuper les
avant-postes.
Pigs, bien que reposant sur une base musicale très simple, passionne de
bout en bout. Les textes, encore plus énigmatiques qu’à l’accoutumée,
fustigent la morale britannique personnifiée par Mary Whitehouse
(célèbre conservatrice britannique qui fit beaucoup pour la censure en
Angleterre, notamment à la télévision), que Waters cite nommément.
Musicalement parlant, l’ambiance étonne par sa lourdeur, notamment
grâce à une rythmique en béton armé de Nick Mason. Rares sont les
groupes qui, autant que Pink Floyd, sont capables d’intégrer les
gadgets de studio dont ils disposent à la thématique de leur musique.
Ici, les effets appliqués à la voix de Waters pendant les couplets
soulignent l’ironie des textes, pendant que les innombrables sons de
guitare entendus finissent par évoquer le cri des animaux que l’album
met en scène comme, dans Pigs, ce long solo qui passe au travers d’une
voice-box et finit par ressembler à des cris de cochons menaçants.
Après une deuxième série de couplets un brin répétitifs, le morceau se
conclut sur un solo bluesy et rageur de Gilmour. Si ses interventions
sur Dogs sont distillées avec précision (Gilmour crée souvent ses solos
en enregistrant des improvisations à la voix, puis en reproduisant les
meilleures lignes mélodiques obtenues sur sa guitare), ici c’est
l’improvisation et l'énergie qui dominent son jeu.
Reste alors à négocier un virage important dans l’album. Sheep nous
donne le point de vue de l’espèce dominée, et représente logiquement
une rupture de ton à tous les points de vue. Pigs, avec son tempo lent
et son ambiance pesante, évoquait la menace constante d’un pouvoir
répressif. Il est donc logique que Sheep, après une transition
légèrement jazzy qui met en vedette Richard Wright, renoue avec un
shuffle rapide à la One of these days. Au niveau des textes, c’est une
légère déception. Les métaphores deviennent un peu lourdingues ("You
better watch out, there may be dogs about"), mais Waters trouve un
second souffle en revisitant avec humour le Psaume 23 (grosso modo :
"L’Eternel est mon berger (...) il me conduit sur les sentiers de la
justice à cause de son nom" devient "L’Eternel est mon berger (...)
d’un coup de couteau il me libère, et me convertit en tranches de
gigot" - bon, en anglais çà passe mieux !). Ce passage est récité par
une voix robotique à peine audible, probablement pour évoquer la
crainte que suscite la censure porcine. Après un nouveau solo de
synthé, le morceau se conclut sur un riff de guitare énergique et
libérateur (Gilmour renouvellera l’exercice sur The Wall avec Run Like
Hell). Sheep est un peu le point faible de l’album, sa structure
musicale n’étant pas suffisamment inspirée pour valoir d’être étirée
sur plus de dix minutes.
En guise de conclusion, Waters, dans la deuxième partie de Pigs on the
Wing, reconnaît avec amertume que son statut social privilégié fait de
lui un chien, un membre de l’espèce dominante ("Now that I found
somewhere safe to burry my bone"). On reconnaît bien là le conflit
intérieur qui finira par le conduire quelques années plus tard, outre
des conflits récurrents avec Gilmour (qui le considère comme
égocentrique et malhonnête avec lui même), à une impasse créative et
une carrière solo peu fructueuse.
Animals est un album difficile, que l’on peut mettre des années à
apprécier. Contrairement à Dark Side of the Moon, il ne comporte aucun
aspect facilitant l’adhésion, et du reste peu de gens s’en souviennent
comme d’un reflet des tensions politiques qui en ont inspiré les
textes. Sa noirceur et la colère qu’il contient sont le plus souvent
liés aux tensions entre Waters et ses comparses, qui le décriront par
la suite comme quelqu’un d’aussi totalitaire que le système qu’il
dénonce. Après la séparation du groupe, et le grand déballage qui
s’ensuivit, David Gilmour et Richard Wright ont souvent décrit Animals
comme un échec artistique, propos injustes et seulement justifiés par
le mauvais souvenir personnel qu'il représente pour eux. Il convient en
fait de considérer cet album dans son époque plutôt que dans l’Histoire
de Pink Floyd. C’est une oeuvre qui nécessite, pour en ressentir toute
la valeur, qu’on s’interroge sur la thématique qu’elle transporte afin
de mieux percevoir la manière dont elle épouse le contenu musical.
Le travail somptueux accompli sur le packaging original peut y aider.
En version vinyle, la pochette intérieure contient des photos détaillée
du fameux site industriel et du cochon gonflable. Le jour où celles-ci
furent prises, le câble de sécurité lâcha et l’animal (qui doit bien
faire 5 mètres de long) fut aperçu par un pilote de ligne à une
altitude de 6000 mètres, avant d’être retrouvé dans un champ de
Canterbury. L’anecdote fut l’occasion d’une série de photos célèbres
qui furent utilisées à des fins promotionnelles par la suite, et on
revit souvent le cochon dans les concerts du groupe. Des photos de
moutons, de chiens et de cochons ornent par ailleurs le disque vinyle
lui même, qui fut de couleur rose sur une partie des premiers albums
vendus. En ce qui concerne le CD, seule la version « remaster »
comporte la totalité des photos originales.
Laurent
le 11/04/2004
Critique publiée su
r http://musique.krinein.com/Pink-Floyd-Animals-1484.html
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