Thibaudet contre Maurras
M. Maurras a fait beaucoup de bien à l'idée royale en prouvant qu'elle était la doctrine supérieure des systèmes de gouvernement.
Mais M. Maurras lui a fait parallèlement beaucoup de mal en essayant de prouver qu'une monarchie était essentiellement décentralisatrice. Il a ainsi donné du grain à moudre à l'extreme-droite (toujours un tant soit peu féodaliste, toujours un tant soit peu décentralisatrice), aux Républicains (à qui il donne le beau rôle de défenseurs de l'Etat français) et aux séparatistes régionalistes (qui peuvent ainsi assimiler la France à un mythique "Etat jacobin centralisateur".
Les lecteurs fidèles de ce blog savent que nous pensons, nous, que c'est faux, que jamais les Jacobins ne furent de grands défenseurs de l'Etat de France, et que s'ils le furent, ce ne fut que provisoirement et tactiquement.
Le grand Albert Thibaudet va dans notre sens en écrivant les lignes suivantes :
L'époque même de Louis XIV paraît à M. Maurras non un âge d'or — ne chargeons
pas — mais un âge normal durant lequel l'Etat tenait registre de ces
groupements [cad les corps intermédiaires, noblesse, magistrature, etc.], les respectait,
parlementait avec eux. En réalité je crois bien que si, au sujet de ces corps,
de ces associations, on leur
eût proposé le texte de M. Maurras et celui-ci, de M. Hanotaux, les
ministres de Louis XIV eussent préféré le sens, l'esprit, les directions
politiques de ce dernier. Des difficultés compliquées naissent, écrit
l'historien de Richelieu [cad Hanotaux, NDLR] dans son Histoire de France contemporaine :
« quand, dans la masse du corps social, se sont introduits, soit par le
temps, soit par l'usage, des groupements particuliers, qui tendent à
se développer, à se fortifier sans cesse : les aristocraties, les associations,
les Eglises ; l'existence de ces corps peut devenir générale et même
douloureuse quand ils exagèrent leur prétention à une vie indépendante,
au maintien ou à l'accroissement de certains privilèges. C'est
alors que se pose un autre problème, qui a occupé toute l'histoire de
France, le problème des Etats dans l'Etat. Classe, caste, commune,
province, noblesse, magistrature, tous construisent à l'abri de la
société leur forteresse contre la société, et, au point précis où commencent
leurs revendications propres, ils plantent hardiment un
écriteau avec ce mot, toujours le même, liberté. »
La plupart de nos difficultés, observait Montaigne, sont grammairiennes.
M. Maurras, défenseur des associations, et M. Hanotaux,
procureur de l'Etat, disent au fond la même chose, s'expriment en
mots idéaux qui ont les mêmes racines, les mêmes groupes de consonnes,
mais qui se manifestent avec des voyelles, des attitudes, un
vent oratoire opposés. En réalité il n'y a pas d'Etat sans associations
avec lesquelles il entretient des rapports amicaux, indifférents ou
hostiles. Les associations se considèrent comme antérieures à lui,
de droit au moins égal à lui, et l'Etat estime au contraire qu'elles
n'existent que par sa permission et sa tolérance. Mais cet échange de
points de vue entre les deux côtés fait partie de l'existence, de la nature,
des rapports nécessaires entre l'un et l'autre.
— Oui, mais enfin laquelle des deux théories est vraie } — L'oeuf est-il né de la poule ou la poule
de l'oeuf? L'individu est-il un produit des sociétés ou les sociétés sontelles
composées d'individus ? L'Etat se forme-t-il de sociétés ou les
sociétés existent-t-elles par délégation de l'Etat ? Est-ce ou non l'existence
et le primat de l'Etat qui distinguent les sociétés supérieures,
anciennes ou modernes, des tribus inorganiques ? Ces questions de
droit, qu'on les résolve dans un sens ou dans l'autre, apparaissent
comme des abstractions de légistes, nous font mieux sentir la courbe
et le mouvement de la vie qui les traverse et les dépasse.
Si de ces généralités on passe à des questions d'espèce, les seules
qui soient susceptibles de sortir de la dispute grammairienne, on
jugera, je crois, qu'appliquée à l'Etat français la page de M. Maurras
est historiquement forte, et politiquement faible, et celle de M. Hanotaux
historiquement faible et politiquement forte. La France,
comme tous les Etats modernes, est formée d'une construction coutumière
et féodale et d'une construction romaine et politique, la
première antérieure chronologiquement (dans la France d'oïl au moins)
à la seconde. Le droit a d'abord été une coutume, la royauté a d'abord
été une constitution féodale, qui a acquis peu à peu la suprématie sur
les autres institutions féodales, les a ployées et pétries selon les directives
qui ont, consciemment ou inconsciemment, présidé à la formation
de tous les Etats modernes. Les « sociétés » ont d'abord été ce que dit
M. Maurras, puis l'Etat les a qualifiées à peu près dans les termes
qu'emploie M. Hanotaux. Ces groupements, aristocraties, associations,
Eglises, sont accusés de s'être introduits abusivement et malicieusement
dans le corps de l'Etat, qui se promet bien de prendre médecine.
— Mais, répondent-elles timidement ou font-elles répondre
par leur syndic M. Maurras, il y avait une noblesse, des associations
communales, une Eglise avant qu'il y eût un Etat : que pouvions-
nous lui faire quand il n'était pas né ? C'est l'Etat qui s'est
formé, agrandi, avec notre secours et aussi à nos dépens. Vous
gémissez sur le problème des Etats dans l'Etat. Cette expression
prend depuis Richelieu le sens de maladie grave qui appelle des
remèdes énergiques. Mais l'Etat a d'abord été un Etat d'Etats. Il s'en
trouvait bien. Pourquoi ne le serait-il pas encore ?
— C'est de l'histoire et du passé, ce n'est pas de la politique et du présent. Les Etats
ont existé avant l'Etat comme les coches ont existé avant les chemins
de fer. Reviendrons-nous pour cela aux coches ? On vous l'a dit, à
propos d'un texte de M. Charles Benoist, qui descend, aussi bien que
M. Hanotaux, des légistes de Philippe le Bel, l'Etat moderne est un
Etat où tout se fait par la loi, où tous les rouages sociaux sont mus par
cette électricité invisible. Ce n'est pas le moment de venir nous proposer
vos lourdes machines.
— Mais êtes-vous légistes et centralisateurs avec une conscience aussi bonne que vous le dites ? Si cette pente de l'Etat moderne était si nécessaire qu'il vous semble, comment se fait-il
que tous les partis chez nous soupirent après la décentralisation ?
— C'est une question de mesure. Nous songeons en etfet de à bonnes
lois de décentralisation. Elles sont à l'étude. Une commission...
—C'est ici que je vous tiens. Ce que vous appelez l'Etat moderne est
une machine pléthorique et mal agencée. Votre peur des Etats dans
TEtat dénote la faiblesse d'un vieil Etat catarrheux et rhumatisant.
Un Etat fort, c'est-à-dire l'Etat monarchique, n aura pas peur des
Etats, des corps, des associations, de l'Eglise. Pour qu'il décentralise
il faut qu'il n'en ait pas peur, pour qu'il n'en ait pas peur il faut qu'il
soit fort, pour qu'il soit fort il faut qu'il ait un roi. Vous m'avez donné
raison pour le passé, sur le terrain historique. Quand les corps, les
sociétés, seront soustraits à la centralisation qui les empêche de se
développer ou d'être, notre idée se vérifiera sur le champ du présent,
dans l'ordre pratique et politique.
Un décentralisateur doit être monarchiste, parce qu'un pouvoir
héréditaire seul peut décentraliser et qu'un pouvoir électif ne le peut
pas : en diminuant ses prises sur l'électeur, celui-ci scierait la branche
sur laquelle il est assis.
— En théorie c'est vrai. En fait que voyons-nous ?
La monarchie française jusqu'à Louis XVI a toujours accompli
oeuvre d'Etat, oeuvre centralisatrice. Louis XVI le premier fait machine
en arrière, avec le rétablissement des Parlements et les Assemblées
provinciales ; mais d'abord les résultats sont des plus médiocres,
ensuite Louis XVI décentralise non en tant que pouvoir fort, mais
en tant que pouvoir faible et sous la pression de l'opinion, des idées
révolutionnaires. Car les idées révolutionnaires sont des idées décentralisatrices,
follement décentralisatrices comme en témoignent les
constitutions de 1791 et de 1793. C'est contre ces idées que le gouvernement
révolutionnaire dut être, sous la pression de l'état de siège,
impitoyablement centralisateur. Depuis la Révolution, aucun gouvernement
héréditaire n'a décentralisé, et les mesures décentralisatrices,
parfois exagérés ou maladroites, sont dues à des gouvernements
électifs (loi Falloux, lois sur les conseils généraux, sur l'élection des
maires, sur les Universités, sur les associations).
Et voilà.
Du reste, il est comique de voir les derniers maurrassiens de l'Inaction Française continuer à répéter le dogme martégal de la "République férocement centralisatrice", en choeur avec leurs ennemis gauchistes et régionalistes, alors que, depuis 1969, nous descendons, inexorablement, un escalier qui porte le nom de décentralisation. Les faits sont avec moi et c'est donc la vision du PSR qui est la seule vérité du royalisme.
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